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Le droit en débats

Gouvernance du régime social des artistes-auteurs et excès de pouvoir du ministère de la Culture

Le Conseil d’État1 a annulé pour excès de pouvoir l’article 2 du décret n° 2020-1095 du 28 août 2020 relatif à la composition du conseil d’administration de l’organisme chargé du régime artistes-auteurs. Cette décision, passée inaperçue et mise récemment en lumière par la presse de l’art2 et du livre3 invite à revenir sur les enjeux de la gouvernance du régime social des artistes-auteurs et sur la question sensible de leur représentation.

Par Stéphanie Le Cam le 01 Février 2022

Aux termes de l’article L. 382-1 du code de la sécurité sociale, les artistes-auteurs sont affiliés obligatoirement au régime général de sécurité sociale pour les assurances sociales et bénéficient des prestations familiales dans les mêmes conditions que les salariés. Leur affiliation est prononcée par des organismes agréés mentionnés à l’article L. 382-2 du même code. Il s’agit en l’occurrence de l’Association pour la gestion de la sécurité sociale des auteurs (Agessa), qui gère spécifiquement les écrivains, les compositeurs de musique, les auteurs du cinéma et de la télévision et les photographes, et de la Maison des artistes, qui gère les auteurs des arts graphiques et plastiques.

Chaque organisme est administré par un conseil d’administration comprenant, d’après l’article L. 382-2 du code de la sécurité sociale, trois catégories de personnes : des « représentants des artistes-auteurs affiliés » et des « représentants des diffuseurs » ainsi que des « représentants de l’État ». Les modalités d’application du conseil devant être prévues par décret, celui du 28 août 2020 prévoyait alors de réécrire l’article R. 382-8 et d’apporter des modifications à la composition du conseil d’administration.

La recomposition du conseil d’administration issue du décret attaqué

Dans sa version antérieure au décret attaqué, l’article R. 382-8 disposait que chacun des deux organismes chargés de la gestion du régime des artistes-auteurs soit administré par un conseil d’administration comprenant dix représentants des artistes-auteurs et quatre représentants des diffuseurs et exploitants d’œuvres. Ces derniers – avec voix délibérative – devaient être désignés pour six ans par arrêté conjoint du ministre chargé de la culture et du ministre chargé de la sécurité sociale. L’article prévoyait en outre d’y faire siéger – avec voix consultative – deux représentants de l’État, un représentant de la CNAM, un représentant de l’ACOSS et, enfin, trois personnalités qualifiées représentant les tiers avec lesquels l’organisme agréé a conclu des conventions prévues à l’article R. 382-19, nommées par arrêté conjoint du ministre chargé de la sécurité sociale et du ministre chargé de la culture ; ces trois personnalités étant des représentants d’organismes de gestion collective.

Le décret attaqué prévoyait un unique conseil d’administration (et non plus deux) et modifiait ainsi la composition de ce conseil d’administration en y faisant siéger avec voix délibérative : non plus dix, mais seize représentants des artistes-auteurs, non plus quatre, mais cinq représentants des diffuseurs et exploitants d’œuvres et – autre changement – les trois représentants d’organismes de gestion collective. Les autres membres également visés devaient en revanche conserver une voix simplement consultative.

Le recours porté par une organisation syndicale d’artistes-auteurs

À l’origine du recours pour excès de pouvoir, le Comité pluridisciplinaire des artistes-auteurs et des artistes-autrices (CAAP) arguait alors que la disposition réglementaire ainsi modifiée ne respectait plus le cadre légal posé par l’article L. 382-2 du code de la sécurité sociale.

Selon l’organisation syndicale, le rattachement des artistes-auteurs au régime général induirait une composition bipartite, les deux partenaires sociaux étant respectivement : les représentants des bénéficiaires (les artistes-auteurs) et les représentants des exploitants des œuvres (les diffuseurs). Ainsi, seules les deux catégories qui contribuent financièrement au régime social pourraient être habilitées à siéger avec voix délibérative dans le conseil d’administration : les représentants des artistes-auteurs affiliés (« part salariale ») et les représentants des diffuseurs (« part employeur »), les représentants de l’État siégeant à titre consultatif pour exercer leur contrôle tutélaire. Mais, s’agissant de représentants d’organismes de gestion collective, il n’y aurait nullement lieu de leur attribuer une voix délibérative puisqu’ils sont étrangers aux catégories visées par la loi et perturberaient sans cause la composition légitime du conseil d’administration de la sécurité sociale des artistes-auteurs.

Il résulterait des dispositions de l’article L. 382-2 du code de la sécurité sociale que le « législateur a entendu déterminer de manière exhaustive les catégories de personnes composant le conseil d’administration de chaque organisme agréé chargé d’assurer l’affiliation des artistes-auteurs au régime général ». L’article L. 382-2 n’habiliterait pas le pouvoir réglementaire à prévoir que siègent dans ces conseils d’administration d’autres personnes que celles relevant des catégories ainsi fixées. Il s’agirait donc, selon l’organisation syndicale, de procéder à l’annulation de l’article 2 du décret.

La défense du ministère de la Culture basée sur l’article L. 321-2 du code de la propriété intellectuelle

Le ministère de la Culture soutenait, quant à lui, que l’article L. 321-2 du code de la propriété intellectuelle pourrait être l’assise légale de cette nouvelle recomposition du conseil d’administration puisqu’il prévoit que les organismes de gestion collective ont « qualité pour siéger au sein des organes compétents pour délibérer en matière de protection sociale, prévoyance et formation des titulaires de droits qu’ils représentent […] ». Le raisonnement serait le suivant : si le nouvel article R. 382-8 ne respecte pas l’article L. 382-2 du code de la sécurité sociale, il trouverait une validation juridique au sein du code de la propriété intellectuelle par le biais de l’article L. 321-2 du code de la propriété intellectuelle. Or cette argumentation est très discutable quand on examine l’article précité de plus près.

Issu de l’ordonnance du 22 décembre 20164, l’article reconnaît en effet aux organismes de gestion collective la capacité de siéger au sein des organes compétents en matière de protection sociale. Toutefois, l’ordonnance est allée bien au-delà de la directive 2014/26/UE qu’elle était chargée de transposer, puisque cette dernière ne prévoit aucune disposition susceptible de donner aux organismes de gestion un tel pouvoir de délibération en matière de protection sociale. Il en résulte que cet article a pu intégrer le code de la propriété intellectuelle sans faire l’objet d’aucune discussion devant le Parlement, et en ayant un objet très éloigné de la directive qu’il était censé transposer.

La cohérence juridique de l’article questionne : les organismes de gestion collective auraient « qualité pour siéger » au sein des organes précités « sous réserve des règles applicables à la représentation des syndicats professionnels conformément aux dispositions du code du travail ». Le code de la propriété intellectuelle a-t-il lui-même « qualité » pour décider de la composition des organes compétents qui délibèrent « en matière de protection sociale, de prévoyance ou de formation » ? Non, ce n’est pas son objet et la composition du conseil est expressément prévue à l’article L. 382-2 du code de la sécurité sociale.

À ce titre, le Conseil d’État soulève que l’article L. 321-2 du code de la propriété intellectuelle, s’il définit de façon générale les missions qui incombent aux organismes de gestion collective, n’habilite pas le pouvoir réglementaire à modifier la composition du conseil d’administration de la sécurité sociale des artistes-auteurs. En outre, l’article L. 382-2 du code de la sécurité sociale ne renvoie pas aux dispositions de l’article L. 321-2 du code de la propriété intellectuelle. Le Conseil prévient alors que l’article du code de la propriété intellectuelle ne peut, contrairement à ce que soutient le ministère de la Culture, légalement fonder les dispositions attaquées.

Il décide que le CAAP est fondé à demander « l’annulation de l’article 2 du décret qu’il attaque en tant qu’il prévoit, au premier alinéa de l’article R. 382-8 du code de la sécurité sociale, que siègent avec voix délibérative au sein du conseil d’administration de tout organisme agréé prévu à l’article L. 382-2 “trois représentants des tiers habilités mentionnés au premier alinéa de l’article R. 382-19” et, au deuxième alinéa du même article, leur désignation par le ministre chargé de la culture, ces dispositions étant divisibles ».

En validant l’excès de pouvoir, cette décision est à l’abri de la critique. Cela étant, elle soulève la question devenue extrêmement sensible de la représentation des artistes-auteurs, lesquels sont toujours privés de la gouvernance de leur régime depuis que le même ministère de la Culture a mis en place une administration censée être provisoire de 2014 à aujourd’hui…

Aux origines du problème de gouvernance du régime

Dans le cadre d’un projet de restructuration du régime en 2014, le ministère des Affaires sociales avait suggéré aux administrateurs en poste, lesquels étaient élus à ce moment-là, de proroger leurs mandats le temps de procéder aux premières réformes structurelles du régime. Or la demande de prorogation ayant été réalisée trop tard par les ministères de tutelle, le projet de décret a fait l’objet d’un refus du Conseil d’État, « un mandat ne pouvant être prorogé dès lors qu’il est déjà échu »5.

Les conseillers n’étant plus en mesure de siéger légalement, la mise en place d’une administration provisoire a alors été décidée. D’emblée, la légalité du processus pouvait être discutée, puisque l’article L. 281-3 du code de la sécurité sociale prévoit qu’une telle mesure est envisageable seulement « en cas d’irrégularités graves, de mauvaise gestion ou de carence du conseil ». Or, en 2014, l’administration provisoire a été décidée exclusivement en raison du refus du Conseil d’État de proroger les mandats des administrateurs.

Par arrêté du ministre des Finances et des Comptes publics et de la ministre des Affaires sociales et de la Santé du 29 décembre 20146, un administrateur provisoire a donc été mis en place. Son mandat devait prendre fin dès l’élection des nouveaux conseils d’administration et au plus tard le 1er janvier 2016. Or, faute d’avoir organisé les élections, l’administrateur provisoire a été reconduit dans ses fonctions pour une année supplémentaire7, puis remplacé par une autre administratrice toujours en mission actuellement8.

Sans aucune concertation préalable, la loi de financement de la sécurité sociale pour 20189 est venue modifier l’article L. 382-2 du code de la sécurité sociale en supprimant le mot « élus », changeant alors le mode de désignation des représentants des artistes-auteurs au sein du conseil d’administration des organismes agréés de gestion. Un premier décret est intervenu le 19 décembre 2018 pour préciser le nouveau mode de désignation des membres du conseil d’administration des organismes10. L’article R. 382-8 disposant que les représentants seraient dorénavant « désignés » parmi les membres d’organisations représentatives sur la base des critères de la représentativité mentionnés à l’article L. 2121-1 du code du travail, lesquels ont été mis en place en 2008 pour la représentativité syndicale des salariés. Or, en l’état, la référence au code du travail reste partielle puisque l’article R. 382-8 du code de la sécurité vise les critères de représentativité en excluant le cinquième critère : celui de l’audience. Les artistes-auteurs ont ainsi été privés du droit d’élire leurs représentants.

Un dossier à suivre

Pour procéder à la désignation des représentants des artistes-auteurs, le ministère de la Culture a ouvert une enquête de représentativité, dont l’appel à candidatures a été publié le 31 août 202111. L’examen des dossiers de candidatures des organisations d’artistes-auteurs devait conduire à la publication d’un arrêté de nomination en décembre 2021, mais aucune désignation n’a encore été envisagée à ce jour.

La suppression des élections et la mise à l’écart du critère primordial de l’audience par les ministères de tutelle ont ouvert une crise de représentativité sans précédent pour les artistes-auteurs. N’est-il pas permis de douter qu’à l’avenir cette crise puisse être résolue par des désignations ministérielles ou par des ajouts, inédits et contestés, de tiers dans la composition du futur conseil d’administration de la sécurité sociale des artistes-auteurs ? Reste à savoir quelles conséquences s’en suivront et les prochains mois seront décisifs…

 

Notes

1. CE, 1re et 4e ch. réunies, 20 oct. 2021, n° 445648, CAAP c. Ministère de la Culture.

2. M. Lesauvage, Le ministère de la Culture condamné pour excès de pouvoir, Le Quotidien de l’art, 20 janv. 2022.

3. N. Gary, Les auteurs obtiennent la condamnation du ministère de la Culture, Actualitté, 20 janv. 2022.

4. Ord. n° 2016-1823 du 22 déc. 2016 portant transposition de la directive 2014/26/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014 concernant la gestion collective du droit d’auteur et des droits voisins et l’octroi de licences multi-territoriales de droits sur des œuvres musicales en vue de leur utilisation en ligne dans le marché intérieur.

5. Annexe 1, accompagnant la Lettre ouverte à monsieur Franck Riester, ministre de la Culture et à madame Agnès Buzyn, ministre des Solidarités et de la Santé, 19 sept. 2019. Signée par douze organisations professionnelles, la lettre est consultable sur le site du CAAP.

6. Arrêté du 29 déc. 2014, portant nomination d’un administrateur provisoire de la Maison des artistes et de l’Association pour la gestion de la sécurité sociale des auteurs, JO 9 janv. 2015.

7. Arrêté du 14 mars 2016, portant nomination d’un administrateur provisoire de la Maison des artistes et de l’Association pour la gestion de la sécurité sociale des auteurs, JO 22 mars.

8. Arrêté du 29 mars 2018, portant nomination d’une administratrice provisoire de la Maison des artistes et de l’Association pour la gestion de la sécurité sociale des auteurs, JO 13 avr.

9. L. n° 2017-1836 du 30 déc. 2017, art. 23, JORF 31 déc.

10. Décr. n° 2018-1185 du 19 déc. 2018 relatif à l’affiliation, au recouvrement des cotisations sociales et à l’ouverture des droits aux prestations sociales des artistes-auteurs, JO 21 déc.

11. Avis du 31 août 2021 relatif au calendrier et aux modalités de dépôt des dossiers de candidature des organisations professionnelles et syndicales représentant les artistes-auteurs en vue de leur désignation au sein du conseil d’administration de l’organisme agréé prévu à l’article R. 382-2 du code de la sécurité sociale, BOMC, n° 317, juill.-août 2021, p. 292.