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Soins virtuels: une révolution menée par le secteur privé

La pandémie a contribué à l’émergence des plateformes de télémédecine et profité à de nouveaux acteurs privés en pleine expansion. Faut-il saluer des solutions innovantes aux failles du système de santé universel ou craindre le développement d’une médecine à deux vitesses permettant aux plus fortunés d’être servis en premier?

Depuis deux ans, le marché des soins virtuels est en pleine ébullition au Canada. La société torontoise Maple, qui promet à ses clients «une consultation en moins de deux minutes» avec un médecin ou un infirmier praticien est devenue rapidement un des gros joueurs du secteur. Elle se classe au deuxième rang de la plus récente liste de la firme Deloitte des 50 entreprises canadiennes à la croissance la plus rapide.

La plateforme de télémédecine, qui compte dans ses rangs plus de 2000 professionnels de la santé, propose des rendez-vous médicaux par clavardage ou visioconférence à partir de 49$.
En quelques clics, les patients peuvent recevoir leurs résultats de tests, obtenir leur billet du médecin, envoyer l’ordonnance à la pharmacie de leur choix ou se faire livrer les médicaments chez eux.

Ces services payants sont notamment promus par la plus grande chaîne de pharmacies du pays, Shoppers Drug Mart. La société néo-brunswickoise Croix Bleue Medavie, la compagnie acadienne Assomption Vie ou encore RBC Assurances offrent désormais à leurs clients la possibilité d’ajouter l’accès à cette plateforme de soins virtuels aux services couverts par leur régime d’assurance collective.

Confrontés à une infrastructure virtuelle publique insuffisante, plusieurs gouvernements se sont également associés à ce fournisseur privé dans l’espoir d’alléger au plus vite la pression sur le système de santé.

L’an dernier, les gouvernements de la Nouvelle-Écosse et de l’Île-du-Prince-Édouard ont tous deux signé des contrats avec l’entreprise. Leur objectif: mettre en relation les personnes qui sont sur la liste d’attente provinciale avec un médecin ou une infirmière praticienne via la plateforme. Les patients peuvent désormais obtenir un rendez-vous virtuel remboursé par le régime d’assurance-maladie de leur province.

L’entreprise eVisitNB, dont les consultations sont actuellement couvertes par le gouvernement du Nouveau-Brunswick, utilise également la plateforme développée par Maple. Selon le Globe and Mail, celle-ci est désormais accessible pour près de quatre millions de Canadiens.

L’ascension fulgurante de Dialogue Santé

Autre chef de file de cette industrie naissante, Dialogue Santé dédie plutôt sa plateforme de consultation médicale au personnel d’employeurs canadiens. Son application permet aux employés d’être facilement mis en communication avec un professionnel de la santé, qu’il soit nutritionniste, médecin, infirmier, ergothérapeute, psychothérapeute ou psychologue.

Le service est vendu à des entreprises, qui peuvent ensuite l’offrir de façon illimitée à leurs employés moyennant un prix par mois par employé (8$ par personne pour une entreprise de 100 employés ou moins).

La société basée à Montréal compte aujourd’hui deux millions de membres, deux fois plus qu’il y a un an. Elle a enregistré des revenus de 49 millions $ pour les neuf premiers mois de 2021 alors qu’ils avaient été de 10 millions $ pour toute l’année 2019.

«La pandémie a accéléré notre croissance très rapidement, témoigne Jean-Nicolas Guillemette, directeur des opérations. Les employeurs se sont mis à investir dans la santé mentale et physique de leurs employés.»

Dialogue Santé compte parmi ses clients environ 25 000 organisations, dont Sobeys, la Banque Nationale, la financière Sun Life, ou encore UNI Coopération financière.
Nadine Jones, conseillère expérience-employé chez UNI, explique que le mouvement coopératif a décidé d’offrir l’application à ses équipes en mai 2020, alors que la pandémie commençait à affecter le mieux-être des employés.

«Avoir un accès 24/7 à des professionnels de la santé pour l’employé ou sa famille, apporte une tranquillité d’esprit à l’employé», souligne-t-elle.

L’argument de vente principal de Dialogue est que ce service permettrait notamment de retenir et de recruter du personnel, mais aussi de réduire l’absentéisme au travail.

Les employés aux prises avec des problèmes de santé mentale peuvent obtenir de l’aide avant que leur état ne se détériore, mentionne M. Guillemette.

Le retour sur investissement est grand pour les employeurs, qui profitent de gains de productivité grâce à la réduction des déplacements et du temps d’attente, ajoute-t-il.

Si le système a évidemment ses limites et ne peut traiter des problèmes de santé plus lourds, Dialogue prévoit d’étendre son champ de pratique grâce à de nouveaux outils.

«Par exemple, certains employeurs dédient une salle à la télémédecine et s’équipent de caméras destinées à réaliser des examens plus approfondis au niveau des oreilles, des yeux, de la gorge, illustre M. Guillemette. C’est le futur de la télémédecine, on voit évoluer cela très rapidement.»

Une plateforme virtuelle du N.-B. a le vent dans les voiles


Fondée en 2020, l’entreprise eVisitNB s’impose comme un joueur important de la santé numérique au Nouveau-Brunswick. Son cofondateur, Dr Serge Melanson, est convaincu que son application peut faire partie de la solution à l’engorgement du système et au manque criant d’accessibilité des soins de santé primaires.

Le site eVisiteNB propose aux Néo-Brunswickois d’obtenir des consultations virtuelles avec des médecins et des infirmiers praticiens de partout dans la province. À son lancement, les patients devaient débourser entre 49$ et 125$ selon la durée du rendez-vous et le type de soins.

Sur eVisitNB, les consultations sont actuellement assurées par 85 professionnels de la santé répartis à travers la province. La majorité d’entre eux sont des infirmières praticiennes.

«Tous les fournisseurs de soins sont situés au Nouveau-Brunswick et travaillent à temps partiel ou à temps plein pour l’un des deux réseaux de santé ou ont une pratique indépendante», souligne Serge Melanson.

Chaque fois qu’un patient fait une demande de rendez-vous, tous reçoivent une notification et la consultation est réalisée par le professionnel qui y répondra en premier.

«C’est un peu comme les applications Uber ou SkiptheDishes», explique Dr Melanson.

Ce modèle offre aux fournisseurs de soins une flexibilité «jamais vue», qui peuvent décider de dédier le nombre heures qu’ils souhaitent à la plateforme, souligne le médecin.

«Ils sont entièrement autonomes, et fournissent les heures de soins qu’ils peuvent, lorsqu’ils le peuvent», note-t-il.

«Comme urgentologue, si je veux faire des heures supplémentaires (dans un hôpital), je dois faire des relais de huit heures, je ne peux pas donner un peu de temps ici et là. Avec la plateforme, il n’est pas nécessaire de consacrer une pleine journée.»

Le patient, lui, peut être pris en charge depuis le confort de sa maison ou au travail et a un accès direct à son dossier électronique sans avoir à faire une demande, sans délai, sans frais.

«Il est possible de partager le dossier avec d’autres fournisseurs de soins pour assurer la continuité de l’information», mentionne M. Melanson.

Si un examen physique s’avère nécessaire, il est également possible d’organiser un suivi en personne grâce à un partenariat avec les réseaux de santé.

Depuis le 18 janvier, le Nouveau-Brunswick rembourse tous les rendez-vous en ligne sur eVisitNB pour les détenteurs d’une carte d’assurance-maladie.

Si la «création d’un système connecté» était évoquée, le recours au secteur privé n’était pas mentionné dans le projet de réforme du système de santé présenté en novembre par la ministre. Deux mois plus tard, Dorothy Shephard, annoncé que le gouvernement provincial s’est associé à l’entreprise pour un projet pilote qui s’étendra jusqu’à la fin mai.

Le gouvernement provincial fait là une exception, car les soins prodigués par les autres infirmières praticiennes en pratique privée ne sont pas couverts par l’assurance-maladie du Nouveau-Brunswick. Auparavant, les infirmières praticiennes associées à eVisitNB facturaient leurs consultations aux patients.

Bien qu’au stade de l’évaluation, l’initiative pourrait se pérenniser et intégrer le futur réseau de soins primaires qui vise à jumeler des patients qui n’ont pas de fournisseurs de soins avec un médecin ou une infirmière praticienne.

Du 18 janvier au 14 février, 4276 rendez-vous ont été offerts par l’entremise de eVisitNB. Le temps d’attente moyen s’élevait à 50 minutes.

Des systèmes complémentaires ou concurrents?

Cofondateur de eVisitNB, Dr Serge Melanson croit que des entités privées peuvent soulager le système de santé publique en participant à la livraison de certains soins. Selon lui, un patient de la plateforme sur cinq déclare avoir évité un voyage à la salle d’urgence. Il aimerait qu’à l’avenir, les visiteurs des salles d’urgence puissent être redirigés vers des soins virtuels plutôt que d’attendre des heures en salle d’attente si leur état de santé le permet.

«eVisitNB fait partie d’une nouvelle vague, d’une nouvelle façon de faire les choses, qu’il s’agisse de Medavie qui gère le programme Extramural et fournit les soins ambulanciers ou des pharmacies qui sont désormais capables de poser des diagnostics simples et de renouveler des prescriptions. eVisitNB est le nouveau partenaire dans cette dynamique.»

Serge Melanson estime que le service qu’il promeut ne vient pas amputer la disponibilité des professionnels dans le réseau public, mais vient plutôt s’y ajouter.

«On encourage nos fournisseurs à continuer de maintenir leur carrière à plein temps, parce que ce sont des services en demande, à la base du système public, dit-il. Ça nous permet d’offrir des services supplémentaires sans prendre les fournisseurs d’un système pour les amener dans un autre.»

L’urgentologue reconnaît que l’accès universel aux soins serait compromis si Fredericton venait à mettre fin aux remboursements, ce qui obligerait les patients à payer de leur poche. Il espère une prolongation du programme après la période d’essai.

«On souhaite que nos services continuent. Dans notre système de santé, il existe déjà un accès aux soins non équitable. Les patients qui n’ont pas de médecin de famille ou d’infirmière praticienne sont déjà énormément désavantagés.»

Du côté de Dialogue, l’un des leaders canadiens de la télémédecine, les membres de l’équipe médicale sont pour la plupart employés à temps plein ou à temps partiel par la plateforme.

«On ne souhaite pas entrer en compétition avec le système public», affirme pourtant le directeur des opérations, Jean-Nicolas Guillemette, notant que la majorité des médecins continuent de travailler au sein du système de santé publique.

«Notre technologie et nos équipes multidisciplinaires nous permettent de traiter plus de cas, plus rapidement et plus efficacement», lance-t-il.

«On ne cherche pas à remplacer le médecin de famille ou le système de santé. On cherche à offrir plus d’accessibilité et à convaincre les employeurs de l’importance d’investir dans la santé des employés. Ce sont des économies pour le gouvernement, il n’y a pas d’injection de fonds publics et ça libère de l’espace dans le système public.»

L’avènement des soins virtuels privés inquiète


Si les avantages de la télémédecine sont évidents, les défenseurs de l’assurance maladie publique questionnent le rôle croissant des prestataires privés dans un système de santé financé par l’État.

Début 2021, la Coalition canadienne de la santé exprimait déjà des réserves face à cette tendance. «Bien qu’il soit formidable de voir autant de nouvelles options de soins de santé virtuels qui peuvent améliorer l’accès aux soins pendant et après la pandémie, nous sommes très préoccupés par la privatisation de ces soins. Nous soutenons le financement public destiné à la prestation publique de soins virtuels, mais, pour le moment, une grande partie du financement public va à des entreprises privées de soins de santé virtuels qui se concentrent sur la réalisation de profits», soulignait l’organisme.

Le Syndicat national de la fonction publique et générale, qui représente près de 390 000 membres, a fait à son tour part de ses craintes quelques mois plus tard.

L’organisation syndicale estime que l’émergence d’un modèle de soins de santé virtuels à but lucratif met à mal les principes de la Loi canadienne sur la santé, notamment l’accessibilité, qui implique que tous les Canadiens doivent avoir accès en temps opportun aux services de santé médicalement nécessaires sans égard à leur capacité de payer, et le principe de gestion publique, qui exige que les régimes d’assurance maladie provinciaux et territoriaux soient gérés par un organisme public sans but lucratif.

Elle redoute également une aggravation de la pénurie de main-d’oeuvre dans le secteur public.

«Au lieu de s’acquitter de leur responsabilité de s’assurer que la prestation virtuelle des soins de santé fait partie du système public, les gouvernements ont laissé le champ libre au secteur privé», souligne le syndicat dans un rapport publié en décembre 2021.

«Lorsque les services publics sont privatisés, les gouvernements perdent la capacité d’exercer un contrôle direct sur leur fonctionnement.»

Dans un article publié l’an dernier, Shoo Lee, professeur de politique de santé publique de l’Université de Toronto, Brian Rowe, professeur à l’école de santé publique de l’Université de l’Alberta et Sukhy Mahl, directrice adjointe du Mount Sinaï Hospital de Toronto, mettent également en doute la capacité du privé à répondre aux défis du système de santé de santé, en se basant sur des comparaisons internationales.

«Nous avons constaté que le financement privé avait un effet négatif sur l’universalité, l’équité, l’accessibilité et la qualité des soins. L’augmentation du financement privé n’est pas associée à de meilleurs résultats cliniques ni à un ralentissement de la croissance des dépenses de santé», écrivent-ils.

L’orientation prise par plusieurs gouvernements s’est accompagnée de controverses. En Alberta, la Commissaire à l’information et à la vie privée, Jill Clayton, a enquêté sur le cas de l’application de consultations virtuelles Babylon lancé par TELUS Santé et a conclu qu’elle ne respecte pas les lois provinciales sur la protection des renseignements personnels.

Parmi les violations relevées figurent l’usage de technologie de reconnaissance faciale ou le stockage des photos des patients. Le service de la plateforme Babylon est aujourd’hui couvert par le régime d’assurance maladie de l’Alberta, mais aussi par celui de la Colombie-Britannique, de l’Ontario et de la Saskatchewan.

En Nouvelle-Écosse, où le gouvernement a signé un contrat avec la société Maple pour mettre sa plateforme à disposition des patients n’ayant pas accès à un fournisseur de soins, la Coalition de la Santé de la N-É appelle le gouvernement à développer sa propre infrastructure numérique.

«Après des années d’inertie sur les soins vidéo et par téléphone, la pandémie a créé une ruée vers le développement d’un tout nouveau système à partir de zéro. Ce serait une erreur pour la Nouvelle-Écosse de lier ce système à une entreprise à but lucratif dont l’activité principale repose sur la cimentation d’un système de soins virtuels à deux vitesses où ceux qui peuvent se le permettre peuvent passer la file», fait valoir la coalition dans un communiqué.

«Le programme déplacera simplement les ressources, retirant les médecins des soins en personne et les glissant dans le nouveau système virtuel facilité par Maple.»
Dans notre province, la présidente du Syndicat des infirmières et infirmiers du N.-B., Paula Doucet, ne voit pas non plus d’un bon oeil le rôle grandissant du secteur privé. Elle souhaiterait voir le gouvernement concentrer ses efforts sur la rétention du personnel infirmier.

«Chaque fois qu’une infirmière quitte le système public, nous ne le ressentons tous: les délais, les temps d’attente augmentent et cela crée un système à deux vitesses qui permet à ceux qui peuvent payer d’accéder aux soins plus rapidement que ceux qui ne le peuvent pas», exprime-t-elle.

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