"Mais quelle beauté sauvera le monde?" Cette question du roman de Dostoïevski "L'Idiot", que les Italiens aiment évoquer comme une interrogation absolue, Philippe Donnet peut y répondre. Le directeur général de Generali vient d'apposer la dernière couche d'enduit à la rénovation du palais des Vieilles Procuraties, joyau de la place Saint-Marc, à Venise. Ces bâtiments, propriétés du premier assureur d'Italie, ont longtemps été laissés à l'abandon; ils sont désormais superbes et immaculés. Du haut de la terrasse surplombant la Sérénissime, le dirigeant contemple les travaux menés à son initiative. Il voit aussi ce qui, du jour au lendemain, aurait pu lui être ravi. Ce 29 avril, Donnet a été réélu pour un troisième mandat à la tête du lion de Trieste - ainsi que l'on appelle l'assureur, classé cinquième en France, né à Trieste et dont l'emblème est le lion ailé de Venise. Cette victoire est obtenue à l'arrachée : lui et la liste qu'il propose en guise de conseil d'administration ont reçu 55,9% des voix lors de l'assemblée générale de Generali, au terme d'un d'une guerre de succession sans merci menée contre ses opposants. La liste concurrente a obtenu 41,7% des voix - plaçant en conséquence quelques membres au nouveau board.
Prédateur et proie
Avec son air de commissaire Maigret, Donnet, qui est grand, rond et parle d'une voix calme, a la ruse avisée du chasseur. Il n'aime rien tant que courir le gibier dans son domaine de Sologne avec ses chiens, ses chevaux et quelquefois l'un de ses trois enfants. Mais depuis de longs mois, il a participé à une autre traque. L'une des chasses à l'homme les plus féroces du capitalisme italien, où Donnet est à la fois prédateur et proie. L'objectif? Contrôler Generali. Les résultats de l'assemblée générale l'ont finalement placé du côté des vainqueurs. Il s'en est fallu de peu.
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D'un côté, on retrouve Donnet, soutenu par le patron de la puissante banque d'affaires italienne Mediobanca, Alberto Nagel. Avec 12,8% des parts du quatrième assureur européen, l'établissement - sorte de cabine de pilotage des grandes entreprises du pays - est le premier actionnaire de Generali. Il en tire aussi un tiers de ses revenus. Face à eux se dressent deux capitaines d'industrie roués aux affaires. Le magnat du bâtiment Francesco Gaetano Caltagirone, 79 ans, a bâti un empire dans le ciment, la construction et l'immobilier. Proche du parrain de la politique italienne Silvio Berlusconi, il a aussi construit un puissant groupe médiatique, en achetant notamment le quotidien romain Il Messaggero et le napolitain Il Matino. Cela lui permet de tenir une partie du pouvoir politique dans sa main. Caltagirone est épaulé par Leonardo Del Vecchio, 86 ans, seconde fortune du pays et fondateur du géant des lunettes et verres Luxottica - qui a englouti son concurrent français en 2018 pour former le numéro un mondial du secteur, EssilorLuxottica. Ce sont les deuxième et troisième plus gros actionnaires individuels de Generali : Caltagirone possède 9,49%, Del Vecchio 6,59%.
Alliance de circonstance
L'alliance est de circonstance car ils ne s'apprécient guère. Mais Del Vecchio déteste Alberto Nagel de Mediobanca plus encore, à qui il impute le rejet d'un don de 500 millions à un hôpital de sa ville natale, en 2018, pour un prétexte juridique. Caltagirone, lui, n'a pas supporté que Donnet ait refusé de lui prêter allégeance au moment de sa nomination comme directeur général. Les deux hommes d'affaires ont donc joint leurs forces afin de l'éjecter et fragiliser Mediobanca. Ils sont appuyés par la Fondation CRT, dirigée par un ami de Caltagirone, et, dans un rebondissement de dernière minute, par la famille Benetton (4%). Ensemble, ils maîtrisent 21,5% du capital.
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Pour prendre le pouvoir, ils serrent leur gibier sur deux flancs: via leur participation dans Generali, mais aussi par celle au sein de Mediobanca. Car pour compliquer la donne, ces industriels sont aussi les deux plus gros actionnaires individuels de la banque d'affaires, Del Vecchio disposant depuis peu de 19,4% et Caltagirone de 3,4%. Cette intrigue - impliquant les deux institutions les plus puissantes d'Italie et une association de vieux milliardaires - reflète le mélange de rivalités personnelles et l'enchevêtrement des actionnariats caractérisant le secteur financier transalpin.
Résultats à l'appui
"Mon travail, assure Donnet, c'est de faire en sorte que l'entreprise ne tombe pas entre les mains de Caltagirone et de Del Vecchio." Depuis des mois, il enchaîne les road-shows à travers le monde pour convaincre les financiers de la pertinence de son plan stratégique 2022-2024, "Driving Growth" ("Mener la croissance"), qu'il a dévoilé en décembre dernier. Ce sont ces actionnaires-là qui ont décidé de son sort lors de l'assemblée générale.
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Les résultats annuels de l'assureur et sa performance sur les marchés ont conforté le Français. Le cours de Bourse a gagné 12% en un an - soit à peu près autant qu'Axa et bien plus qu'Allianz. En mars, l'entreprise valorisée 30 milliards d'euros a annoncé une croissance de 63,3% du bénéfice net en 2021, à 2,85 milliards d'euros. Son bénéfice opérationnel, à 5,85 milliards, est, lui, en hausse de 12,4%. Un record.
"S'arrimer à la vie"
Mais, pour Caltagirone le manœuvrier et Del Vecchio son allié, ces résultats ne suffisent pas. Dans une lettre aux actionnaires publiée en mars, ils accusent l'ancien d'Axa d'être à la botte de son ex-employeur et de Mediobanca, et d'avoir conduit une stratégie sans ambition. "En 2005, la capitalisation boursière de Generali représentait 27% de celle d'Axa, d'Allianz et de Zurich combinés, fustigent les anti-Donnet. Aujourd'hui, elle est de 14%. Un changement de direction est nécessaire." Un analyste confirme : "Generali a tout d'une belle endormie : elle s'appuie trop confortablement sur sa place de numéro un en Italie, ce qui ne l'aiguille pas pour développer une stratégie internationale concurrente aux grands assureurs européens."
Generali vient pourtant de faire l'acquisition de l'assureur véronais Cattolica et finalise l'achat de La Médicale, filiale du Crédit Agricole Assurances spécialisée dans les professionnels de santé. "Trop peu, trop tard", rétorquent les proches de Del Vecchio.
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Le Milanais convoite Generali car il peut trouver des synergies entre l'assurance et sa propre industrie de verres ophtalmiques, à l'heure où le vieillissement démographique crée de nouveaux besoins de couverture. De son côté, Caltagirone s'intéresse au patrimoine immobilier européen considérable de la compagnie, qui lui a rapporté 791 millions d'euros en 2021. Certains s'interrogent: au crépuscule de ses jours, n'a-t-on pas d'autres préoccupations que de faire fructifier une fortune déjà colossale? "C'est la façon qu'ont ces deux patrons de l'ancien monde de s'arrimer à la vie", tente d'expliquer Marie-Louise Antoni, ex-dirigeante de Generali et Fiat France, qui les a côtoyés.
Plan contre plan
Les frondeurs ont conçu un plan alternatif avec le cabinet de conseil Bain, baptisé "Awakening the Lion" ("Réveiller le lion"), en référence à l'emblème de Generali. Le projet comprend davantage d'acquisitions externes, avec une croissance annuelle de 11%, soit le double de celle que Donnet garantit avec "Driving Growth". "Il ne suffit pas de multiplier les chiffres par deux pour avoir une stratégie, tacle un banquier d'affaires proche du dirigeant français. Ils disent vouloir faire des acquisitions internationales qu'ils financeront par de la dette. Cela revient à demander un chèque en blanc et à faire peser un risque sur les dividendes des actionnaires."
Les compères ont aussi élaboré une liste de managers concurrente au renouvellement de Donnet et ses équipes. En pleine tournée à Londres, le directeur général de Generali a eu la désagréable surprise d'y découvrir le nom d'un allié, alors à la tête de Generali Europe de l'Est; Luciano Cirinà, passé de l'autre côté de la force. "La traîtrise est un sport national en Italie", minimise le dirigeant. Le Brutus a été immédiatement remercié - mais un chèque mirobolant signé par Caltagirone aurait rendu sa défection plus douce. Depuis, les hommes de Caltagirone ont appelé fréquemment le top management de Generali pour les rallier à leur cause, confie un proche de Philippe Donnet.
Compagnonnage transalpin
Protéger l'italianité du lion de Trieste fait partie des arguments contre Donnet, dernier grand dirigeant français d'Italie. Dans une économie où les identités régionales sont viscérales, la majorité des personnes figurant sur la contre-liste est romaine, comme Caltagirone. Trois d'entre elles ont finalement été élues à l'issue de l'assemblée générale : Caltagirone lui-même, l'économiste Marina Brogi et Flavio Cattaneo, patron de la première entreprise privée de TGV italienne Nuovo Trasporto Viaggiatori. Donnet et les siens auront à composer avec ces transfuges perturbateurs.
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Ce réflexe clanique interroge l'histoire métissée de Generali. C'est à Trieste, premier port italien ouvert sur l'Europe de l'Est, que les Assicurazioni Generali Austro-Italiche sont fondées par l'entrepreneur Giuseppe Lazzaro Morpurgo en 1831. Exfiltré à Venise lorsque la ville tombe aux mains des Austro-hongrois, l'assureur a multiplié en moins de dix ans les ancrages dans toutes les provinces italiennes ainsi que les grandes villes de l'empire. Le groupe existe à présent dans une cinquantaine de pays.
Méfiance vis-à-vis de la France
L'histoire récente de Generali connaît des liens étroits avec la France. L'homme d'affaires Vincent Bolloré a caressé l'espoir d'une aventure capitalistique italienne dans les années 2000 : il a possédé jusqu'à 13% des parts de Mediobanca, ce qui lui permit d'imposer son compagnon d'armes Antoine Bernheim, célèbre banquier de Lazard, à la tête de Generali pendant deux mandats. Au terme du dernier, en 2010, le financier avait 85 ans: la romance entre l'assureur et les gérontes y trouve son origine.
Encore aujourd'hui, l'intrusion de Français dans le capitalisme italien est perçue avec méfiance, dans un contexte de renouveau des passions souverainistes. Fin 2020, le financier Jean-Pierre Mustier a été remercié de la deuxième banque italienne Unicredit au terme d'un seul mandat. Il s'était opposé aux injonctions du gouvernement italien, qui avait imposé à Unicredit de racheter la fragile banque Monte dei Paschi. Une acquisition que le "Francese" jugeait contraire au bon sens.
Philippe Donnet se passionne tôt pour l'assurance. Entré à Polytechnique avec une mauvaise note en sport et une bonne en français, il passe son diplôme d'actuaire et arrive au sein d'Axa, où il devient l'un des fils spirituels de son charismatique dirigeant Claude Bébéar. Vingt-deux ans de maison plus tard, il perd la guerre de succession l'opposant à son rival Henri de Castries et s'exile chez Wendel, où il gère les activités en Asie. Mais il reste proche de l'homme d'affaires.
"C'est Bébéar qui a confié Donnet à son ami Bolloré", lorsque ce dernier était encore puissant chez Mediobanca, retrace un fin connaisseur de l'assurance. Outre ses qualités réelles d'assureur, cela a pu jouer lors de son entrée chez Generali Italie, en 2013.
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Si Donnet est l'héritier de ce compagnonnage transalpin, il préfère que cela s'oublie. Depuis qu'il dirige Generali, il nourrit son italianité. Les jours de beau temps, à Venise, on le croise à bord d'une gondole, en costume bleu roi taillé à la milanaise et coiffé d'un canotier assorti. Il vient d'obtenir la nationalité italienne et parle couramment la langue. Mais Donnet demeure malgré lui un enfant de la Butte Montmartre, à Paris, où il a passé les vingt premières années de sa vie entre les fêtes de la République et le lycée Condorcet. Lui-même se sent pourtant plus proche de ses origines corses, par sa mère. "C'est important pour lui", souligne son camarade de promotion à l'X, Jean-Bernard Lafonta, qui est aussi le gestionnaire d'une partie du capital de Donnet dans un fonds d'investissement commun, HLD. "Appartenir à une minorité lui a donné le sentiment qu'il fallait se battre plus que les autres."
Lobbying politique
Cette ténacité opère des décennies plus tard dans la guerre de gouvernance dont il fait l'objet. Ce 29 avril, l'histoire a, malgré tout, réservé à Caltagirone et Del Vecchio une ironie dont elle a le secret: qu'un Corse l'emporte à nouveau sur des Italiens. Mais ils ne s'arrêteront pas à cette défaite. Ils porteront leur combat à l'assemblée générale de Mediobanca, en novembre. Caltagirone tente aussi, via son influence en politique, de faire passer une loi au Parlement italien qui interdirait aux dirigeants d'exercer leurs fonctions pendant plus de six ans - visant Donnet et Nagel.
Dans cette querelle d'Anciens contre les Modernes, Donnet se sent du bon côté: "Mon combat est aussi celui d'un capitalisme transparent contre un autoritarisme désuet," dit-il. Quoi qu'il advienne, cet amoureux de l'Italie ne quittera pas Venise. Il a acheté un appartement donnant sur l'église San Giacomo dall'Orio. "Les places vénitiennes concentrent l'âme de la ville, observe-t-il. Les enfants y jouent, surveillés par leurs grands-parents." Il y reconnaît l'ordre des anciens jours: une autre forme de beauté qui sauve le monde.
TRAJECTOIRE ASSURÉE
(Collection Personnelle)
1960: Naît à Suresnes.
1980: Admis à l'école Polytechnique.
1985: Commence au sein d'Axa.
2007: Directeur général du capital investissement de Wendel pour la zone Asie-Pacifique.
2013: Directeur général de Generali Italie.
2016: Prend la tête du groupe Generali.
2022: Candidat à un troisième mandat à la tête de Generali.
Donnet encerclé
1. En 1980, à Polytechnique. Philippe Donnet a fait partie du club de rugby de l'école, tout comme l'un de ses aînés, Claude Bébéar, charismatique leader d'Axa qui deviendra son mentor. (Collection personnelle)
2. En mai 2014, au Festival de Cannes, avec Hugues Lechanoine (ex-Baron Philippe de Rothschild) et l'actrice Eva Green. Donnet vient alors tout juste d'entrer au capital de Joanne, premier distributeur de vin à Bordeaux. (L. Roux/Fdc14/Visual Press Agency)
3. En avril 2017, lors d'une réunion d'actionnaires à Trieste, avec Francesco Gaetano Caltagirone. Le milliardaire, proche de Berlusconi, n'a pas supporté que Donnet ait refusé de lui prêter allégeance quand il a été nommé directeur général. (R. Casilli/Reuters)
4. En avril 2019, à l'inauguration de la tour Generali, avec le top management du groupe. Dans un nouveau quartier de Milan, ce bâtiment contraste avec le siège historique à Venise, un palais de plusieurs centaines d'années. (Independent Photo Agency Srl/Alamy Stock Photo/Hemis.fr)
5. Leonardo Del Vecchio et Luciano Cirinà. Le président d'Essilor-Luxottica a créé une liste "secrète" de managers, dont l'ex-responsable de Generali Europe de l'Est fait partie, pour remplacer Donnet. (F. Bouchon/Le Figaro - A. Vitvitsky/Sputnik/Sipa)
Ce qu'ils disent de lui
Jean-Laurent Granier, directeur général de Generali France: "Philippe Donnet est un bon vivant, courageux et empathique. Il est plus sérieux qu'il n'y paraît."
Un ami: "Il ne se comporte pas avec la supériorité de son intelligence."
Un ancien de Generali: "Être remis en question quand on est dirigeant fait partie des règles du jeu. Le prochain mandat de Philippe Donnet sera exigeant."
Un investisseur: "Il a beaucoup d'ambition et de talent politiques.
C'est un chat souple qui sait retomber sur ses pattes."
Un banquier d'affaires: "Faire le procès de Generali en belle endormie est un peu dur. La compagnie n'est pas dans une situation où elle peut croître aussi vite qu'un Axa ou qu'un Allianz.
L'actionnariat est verrouillé; les propositions de grands plans internationaux qui le dilueraient provoquent des levées de boucliers; et l'entreprise doit régulièrement remettre au pot de l'économie italienne."
Un entrepreneur: "Philippe Donnet est un chasseur, style veste en tweed et cigare… Il sait poser des pièges mieux que personne et il est prêt à tirer sur quiconque se dresserait contre lui."
(S. Humbert/Rea)
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