Pôle Emploi

Non-recours à l’assurance chômage: un rapport «censuré» par le gouvernement?

L’insoumis François Ruffin et plusieurs députés communistes demandent la publication d’un rapport gouvernemental selon lequel près d’un chômeur éligible à l’assurance chômage sur trois ne réclamerait pas ses droits. Le gouvernement explique que les résultats demandent à être «approfondis».
par Frantz Durupt
publié le 23 mars 2022 à 8h08

A trois semaines de l’élection présidentielle, le gouvernement se livrerait-il à quelques cachotteries sur la réalité du chômage ? C’est ce que soupçonnent le député LFI François Ruffin et plusieurs députés communistes, qui demandent depuis une dizaine de jours que soit transmis au Parlement un rapport gouvernemental réalisé par la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), qui dépend du ministère du Travail. Son contenu est prometteur : il porte sur le non-recours à l’assurance chômage, c’est-à-dire le pourcentage de personnes qui auraient droit à une allocation-chômage et qui, pourtant, ne la perçoivent pas. Le sujet n’a pas fait l’objet de nombreuses recherches à ce jour et se montre plus difficile à cerner que, par exemple, le non-recours au RSA, dont des études récurrentes indiquent que près d’un bénéficiaire potentiel sur trois ne le touche pas. «Il existe très peu de travaux sur le non-recours à l’assurance chômage, car il existe une croyance selon laquelle il n’y en a pas», expliquait le sociologue Didier Demazière en octobre 2019 lors d’un colloque organisé par le Centre d’études de l’emploi et du travail (CEET), dont AEF Info avait produit un compte rendu. La question peut donc se révéler brûlante en pleine campagne électorale, au moment où Emmanuel Macron promet déjà de poursuivre sa réforme de l’assurance chômage en rognant davantage les droits des privés de boulot.

Tout commence en septembre 2018, avec la loi «pour la liberté de choisir son avenir professionnel», qui porte sur l’organisation de la formation et, dans une moindre mesure, sur le fonctionnement de l’assurance chômage. Dans le cadre de l’examen de cette loi, le député communiste Pierre Dharréville fait adopter un amendement prévoyant (à l’article 62 du texte) que «dans un délai de deux ans […], le gouvernement remet [te] au Parlement un rapport sur la réalité et les conséquences du non-recours aux droits en matière d’assurance chômage». «On était déjà dans une logique de stigmatisation des chômeurs, avec une volonté affirmée de cibler la fraude sociale, en laissant de côté un certain nombre d’autres problématiques, notamment celle du non-recours, explique aujourd’hui Pierre Dharréville. Ce rapport visait à mettre en lumière une zone d’ombre.»

Seulement, deux ans plus tard, en septembre 2020, la lumière n’est toujours pas faite. On n’en aura des nouvelles que seize mois plus tard, dans un rapport parlementaire d’évaluation de la loi de septembre 2018, publié en janvier 2022. Les députés Sylvain Maillard (LREM) et Joël Aviragnet (PS) y expliquent que le rapport gouvernemental sur le non-recours est «en retard mais en voie d’être remis». Selon les députés, le ministère du Travail a fait valoir que «la complexification des règles d’éligibilité» à l’assurance chômage a rendu difficile la finalisation de l’étude, mais que celle-ci est désormais prévue «pour le début de l’année 2022».

Explication inattendue

Quelques semaines passent encore ; nous voilà en mars 2022, à un mois du premier tour de la présidentielle. Ne voyant toujours rien venir, les députés communistes s’impatientent : quand sortira donc ce fameux rapport ? Question que se pose aussi leur collègue François Ruffin. Fort de son audience, ce dernier publie un post de blog adressé à Elisabeth Borne, la ministre du Travail, où il affirme «que ce rapport existe, qu’il est finalisé, que vous et votre cabinet l’avez relu». Non seulement relu, mais aussi validé et transmis à Matignon et l’Elysée… d’où viendrait en réalité un blocage «politique», à quelques semaines de la présidentielle.

Des soupçons que s’efforce de balayer le ministère du Travail, en apportant une explication inattendue. «Les premiers résultats nécessitent d’être approfondis car ils font apparaître que le taux de non-recours serait inférieur à celui des rares études disponibles, ce qui pose des questions», explique-t-il. Ainsi, si quelque chose étonne dans ce rapport, c’est la faible ampleur du phénomène étudié. Il faudrait explorer davantage «les raisons de ce non-recours : est-ce par méconnaissance […], s’agit-il d’un retrait volontaire du marché du travail ?» s’interroge-t-on au ministère. «On passe donc d’une enquête statistique à une enquête psychosociologique !» s’étonne François Ruffin auprès de Libération. Il y a en effet de quoi être surpris. Si la Dares publie de nombreux travaux reposant sur les croisements de données administratives, elle ne s’aventure que très rarement dans la sociologie. Et quand elle le fait, c’est le plus souvent en faisant appel à des contributions extérieures, qui donnent lieu à des enquêtes séparées.

Près d’un tiers de non-recours

La CGT aussi croit que la rétention de l’étude est politique. Assesseur au sein de l’Unédic pour le compte du syndicat, Denis Gravouil «a du mal à imaginer que la Dares ait fait un truc médiocre». Dans un communiqué publié lundi, la centrale laisse entendre que le rapport démontrerait que «des centaines de milliers d’allocataires sont lésés». Selon nos informations, il y serait plus précisément question de 500 000 personnes, ce qui représenterait près d’un tiers des privés d’emplois ayant droit à une allocation. Un taux proche de celui obtenu en 2010 par deux chercheurs, Sylvie Blasco et François Fontaine. Dans leur étude, ils avançaient que sur un échantillon de près de 1 900 demandeurs d’emploi de moins de 50 ans éligibles à l’indemnisation, 39 % de ces individus «ne s’inscriv[ai]ent pas à l’ANPE [ensuite fusionnée avec les Assédic pour donner naissance à Pôle Emploi, ndlr] au cours de leur épisode de chômage, s’empêchant ainsi de percevoir l’allocation».

Comment expliquer de tels pourcentages ? Pôle Emploi bénéficiant d’une forte notoriété, on aurait tôt fait de s’imaginer qu’il y a une forme d’automaticité entre le fait de perdre son emploi et de s’y inscrire. La réalité est plus complexe. D’abord, une précision importante : s’inscrire à Pôle Emploi n’équivaut pas à toucher une allocation. L’évolution des règles au cours des dernières décennies a conduit à ce que seul un demandeur d’emploi sur deux soit aujourd’hui indemnisé. Ensuite, s’adresser au service public de l’emploi implique de s’engager dans un processus administratif coûteux en temps et en efforts, avec une exigence de contreparties (montrer que l’on cherche «activement» un travail) et des mécanismes d’indemnisation parfois obscurs. Ce qui peut décourager, à plus forte raison si l’on pense rester au chômage sur une courte période, si l’on doute d’avoir le droit à une indemnisation ou si l’on pense que celle-ci sera trop faible pour être significative. Dans leur étude de 2010, Sylvie Blasco et François Fontaine relevaient qu’«un chômeur qui anticipe un retour rapide à l’emploi a peu d’incitations à demander à être indemnisé, surtout si cela prend du temps ou induit des coûts de transaction élevés».

Quand pourrons-nous savoir ce qu’en dit le rapport tant attendu de la Dares ? Le ministère du Travail assure qu’il sera bien transmis au Parlement, mais qu’il faudra «encore plusieurs semaines de travail». En attendant, que le gouvernement ait volontairement joué la montre ou non, le résultat est là : il peut désormais invoquer la «période de réserve électorale», qui a débuté vendredi dernier, pour demander à ses administrations de ne pas publier des documents qui risqueraient d’orienter le débat public.

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