Trois ans après son apparition, le virement instantané coûte encore, en moyenne, près d'un euro pièce dans les banques françaises. Ce prix est-il justifié ? Ou bride-t-il le développement de ce nouveau moyen de paiement appelé à devenir un nouveau standard en Europe ?

Le 19 avril dernier, la Banque de France conviait quelques journalistes spécialisés à un point presse. Son sujet : le virement instantané. Lancé en 2019, ce nouveau moyen de paiement permet d'envoyer de l'argent d'un compte bancaire européen à un autre (1), avec un énorme atout par rapport au virement classique : le délai pour disposer des fonds n'est pas de 24 à 72 heures, mais... de 10 secondes au maximum. Du temps réel, donc, parfaitement adapté à l'âge du smartphone et de la fibre internet.

Pourtant, trois ans après son ouverture au grand public (2), le virement instantané ne représente que 3% de l'ensemble des virements en France, contre 10% en moyenne dans l'ensemble des pays de la zone SEPA. Un « petit retard », euphémise la Banque de France, que l'institution attribue à un « déficit de notoriété ».

Pourtant, difficile de ne pas attribuer aussi cette responsabilité à la manière dont les banques françaises ont accueilli ce moyen de paiement. Seule une poignée d'entre elles - le Crédit Mutuel Arkéa (Crédit Mutuel de Bretagne, Fortuneo, etc.), Boursorama Banque, La Banque Postale depuis peu - a résolument décidé de mettre en avant le virement instantané, en le proposant à leurs clients par défaut et gratuitement. Les autres ont pris un autre parti : celui de le faire payer, et cher : 0,96 euro, en moyenne, selon notre relevé tarifaire. Près d'un euro, donc, d'un côté ; zéro de l'autre, puisque les virements traditionnels sont, à de rares exceptions près, gratuits lorsqu'ils sont initiés en ligne ou sur mobile. On peut comprendre le choix des consommateurs qui, hors situation d'urgence, continuent à préférer le virement traditionnel.

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Des millions d'euros d'investissement

Comment les banques justifient-elles ce prix ? Il ne reflète pas, en tout cas, ce qu'elles paient pour accéder à TIPS (Target Instant Payment Settlement), l'outil de règlement créé par la Banque centrale européenne : 0,002 euro par opération.

Le coût du virement instantané, toutefois, ne se limite pas à ce droit d'accès. « C'est un investissement qui se chiffre en millions d'euros », annonce Hervé Denis, responsable de département offre, back office et innovation moyens de paiements au Crédit Mutuel Arkéa. « Pour le proposer, toutes les banques ont dû créer de nouvelles “usines”, de A à Z. Il a également fallu modifier la manière de tenir les comptes, puisque le virement instantané implique une mise à disposition immédiate de l'argent. Tout cela a nécessité de gros investissements informatiques et nous sommes encore très loin d'être rentrés dans nos frais », développe Laurence Félix-Makatcheff, directrice adjointe des paiements à La Banque Postale, qui a rendu le virement instantané gratuit depuis le début de l'année après l'avoir facturé pendant plus de deux ans.

Virement instantané : pourquoi La Banque Postale a changé d'avis

L'argument, toutefois, a ses limites. Comment rentabiliser cet investissement si personne ou presque n'utilise le virement instantané payant ? « On essaie de mettre un prix sur quelque chose qui, aujourd'hui, n'a pas d'usage. Ce n'est pas comme cela que l'on fait de l'innovation technologique », déplore Jérôme Traisnel, fondateur et CEO de SlimPay, un des fleurons de la fintech française.

Par ailleurs, « ce qui coûte cher aujourd'hui, c'est le maintien de deux “usines” en parallèle, une dédiée au virement traditionnel et l'autre à l'instantané », poursuit Laurence Félix-Makatcheff, qui estime que « l'idéal, à terme, serait de passer au tout virement instantané ».

Le « paravent » Paylib entre amis

Dire que le virement instantané est systématiquement payant en France n'est pas tout à fait exact. Il existe, en effet, un service gratuit et largement répandu - plus de 25 millions d'inscrits - qui s'appuie sur son architecture. Son nom ? Paylib entre amis. Ce service interbancaire, toutefois, est loin d'épuiser toutes ses potentialités. Il se limite aux paiements entre particuliers, ne peut être initié que depuis un smartphone et, surtout, fonctionne uniquement pour des montants très limités : entre 300 et 500 euros par jour, selon les banques.

Le choix des banques de mettre l'accent sur Paylib entre amis suscite une certaine incompréhension. « Pourquoi Paylib entre amis est-il gratuit, et pas les autres usages du paiement instantané ? » s'interroge Jérôme Traisnel, qui y voit « une légère distorsion de concurrence ».

La carte bancaire, fierté française

L'autre piste d'explication à la prudence des banques est plutôt de nature culturelle. La France, en effet, reste LE pays de la carte bancaire. « Nos banques ne se sont pas totalement saisies du sujet du virement instantané, car elles restent très tournées vers leurs systèmes monétiques, dont elles sont très fières », constate Laurence Félix-Makatcheff, de La Banque Postale.

Outre que l'inventeur de la carte à puce - Roland Moreno, décédé en 2012 - est français, notre pays dispose, depuis 1984, d'un réseau d'acceptation national, CB, qui a porté l'essor de la carte bancaire dans l'Hexagone. Aujourd'hui, le taux d'équipement des Français est un des plus élevés au monde. En 2020, CB revendiquait 72,7 millions de cartes bancaires en circulation. Et c'est sans compter les cartes Visa ou Mastercard Only, de plus en plus répandues.

Or le virement instantané n'est pas qu'une alternative au chèque ou aux espèces. Il a aussi le potentiel de concurrencer la carte bancaire, pour les paiements sur internet, en premier lieu, où elle représente aujourd'hui plus de 8 paiements sur 10. Mais également, à terme, dans le monde physique, en magasin, grâce notamment au « Request To Pay » (demande de paiement), un protocole lié au virement instantané qui permet, par exemple, à un commerçant d'envoyer une demande de règlement directement sur le smartphone de son client, qui n'a plus qu'à authentifier la transaction pour le payer.

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Les usagers sont prêts

Ce goût pour la carte bancaire en France peut-il expliquer ce relatif dédain à l'égard du virement instantané ? D'autres pays européens n'ont pas les mêmes réticences. C'est le cas notamment des Pays-Bas, où les grandes banques locales se sont mises d'accord pour tirer un trait sur le virement traditionnel et passer au tout virement instantané. Mais aussi en Belgique ou en Espagne, etc. Des pays qui ont en commun de proposer depuis longtemps des moyens de paiement fondés sur le transfert d'argent : IDeal aux Pays-Bas et en Belgique, Bizum en Espagne, etc. « Dans ces pays, cette façon de payer est ancrée dans les mœurs », note Hervé Denis, du Crédit Mutuel Arkéa. « Ce n'est pas le cas en France, où il va falloir laisser le temps aux usagers de s'habituer. »

L'exemple d'Arkéa montre toutefois que le volontarisme paye, et qu'il n'y a donc pas d'obstacles, côté clients, au passage à l'instantané. A elle seule, la banque bretonne représente 10% du volume total des virements instantanés en France, un chiffre très supérieur à sa part de marché. Et chez Aumax pour moi, son application de paiement, il représente déjà plus de 4 virements sur 5.

« Pas de salut » hors du virement instantané

Alors, peut-on espérer avoir un jour la généralisation du virement instantané gratuit en France ? Pour tous les experts que nous avons interrogés pour cet article, c'est inéluctable, en tout cas pour les clients particuliers. « C'est une conviction très forte au Crédit Mutuel Arkéa : le virement instantané va devenir un standard », analyse Hervé Denis. « C'est une rupture majeure, comme le SMS en son temps dans le secteur des télécoms », renchérit Jérôme Traisnel, de SlimPay. « Il n'y a pas de salut hors du virement instantané », développe Laurence Felix-Makatcheff, de La Banque Postale. « C'est le seul moyen de paiement comparable aux espèces, dans la mesure où le payé a immédiatement l'argent dans sa poche, ce qui est loin d'être le cas avec la carte bancaire. C'est pourquoi les parcours de paiement fondés sur le virement instantané sont si innovants, et même révolutionnaires. »

Le point presse de la Banque de France, évoqué en début d'article, n'a d'ailleurs pas été organisé par hasard. Du côté des institutions européennes, le virement instantané est aussi un enjeu de souveraineté sur le très juteux marché des paiements, qui profite aujourd'hui surtout à des acteurs américains, comme Visa, Mastercard, PayPal ou encore Apple, du côté des GAFA. La Commission européenne prépare d'ailleurs, pour le second semestre 2022, de nouvelles mesures législatives pour accompagner son développement. Après avoir échoué à créer un schéma européen de paiement par carte bancaire, l'European Payment Initiative (EPI), initiée par la BCE et qui regroupe 13 banques de l'UE, n'a pas abandonné l'idée de créer un « portefeuille » (ou wallet) numérique européen basé sur le virement instantané.

Une situation de blocage

Le « bridage » tarifaire de l'usage du virement instantané en France n'est pas sans conséquence. C'est vrai, notamment, pour les usages CtoB, c'est-à-dire les paiements effectués par les particuliers à des marchands. SlimPay, qui commercialise une solution d'initiation de paiement en temps réel à destination de ces derniers, le déplore. « Comment voulez-vous expliquer à un consommateur qu'il va devoir non seulement régler la facture du bien acheté, mais ajouter en plus un euro ? C'est impossible », explique son fondateur, Jérôme Traisnel. « Tant que les banques factureront le coût du virement instantané au payeur, et non au payé, nous serons dans une situation de blocage. En attendant, nous perdons du temps, alors que dans les pays européens où ce frein n'existe pas, nos concurrents se font la main. »

(1) Au sein du SEPA, espace unique des paiements en euros, qui, outre les 28 pays de l'UE, rassemble la Norvège, l'Islande, le Liechtenstein, la Suisse, Monaco, Saint-Marin, Andorre et le Vatican. (2) Selon la Banque de France, 97% des comptes ouverts en France sont atteignables par un virement instantané.